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« De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral »- Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla dissèquent l’« ordre impérial » qui maintient la France dans les joutes politiques africaines

Lundi 22 Janvier 2024

Après « L’Arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA » (2018), la journaliste Fanny Pigeaud et l’économiste Ndongo Samba Sylla fouillent derechef dans les sites reculés de la relation entre Paris et l’Afrique francophone élargie aux Comores et à Madagascar. Cette fois, sous l’ombre d’un système démocratique de surface, il est question de la capture des volontés populaires exprimées lors des élections afin de les soumettre aux intérêts stratégiques fondamentaux de l’ancienne puissance coloniale.
Le livre est sorti le 18 janvier dernier à Paris.


Aux Comores, la violente contestation des résultats d’une élection présidentielle encore remportée par l’indéboulonnable Azali Assoumani, vient comme en echo aux problématiques essentielles développées par Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla dans leur nouvel ouvrage intitulé « De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral ».

Cet archipel de l’Ocean indien fait partie de la «zone» d’influence française depuis plusieurs décennies. Sous cette casquette bien curieuse, une loi non écrite établit de manière informelle que le chef de cet Etat membre de l’Union africaine (UA) ne saurait être hostile aux intérêts de la France. Une pratique également mise en oeuvre, en particulier, par les Etats-Unis dans leur « jardin » des Amériques et des Caraïbes et même ailleurs dans le monde sous prétexte de la défense des intérêts stratégiques du « monde libre », c’est-à-dire de l’Occident.

 

En Afrique, les Comores ne sont pas seuls à subir un « ordre impérial » dont l’une des spécialités est de détourner les choix et aspirations des populations au profit d’élites politiques et financières locales parrainées par la France. Avec Madagascar, l’autre grande île de l’Ocean indien, et 14 pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, Pigeaud et Sylla conçoivent la réalité d’une superstructure françafricaine qui a décidé de prolonger la mainmise de l’ex-puissance coloniale sur les destinées de ses anciennes colonies. 

 

« Notre ambition n’est pas d’offrir une histoire exhaustive du suffrage universel, des élections, des technologies ainsi que des fraudes et manipulations auxquelles elles ont donné lieu dans cette zone franc historique. Il ne s’agit pas non plus d’une étude sociologique des élites ou des luttes démocratiques. Tout en articulant ces différents aspects, et d’autres de nature légale, nous essayons plutôt de mettre en évidence la permanence, sur plus de deux siècles, de ce que nous pourrions qualifier d’« impérialisme électoral », précisent-ils.

 

Trois périodes structurent le « dispositif » imaginé par Paris pour construire cet « impérialisme électoral » qui survit encore, à bout de souffle face aux résistances émergentes et multiformes. 

 

L’époque coloniale. 
 

Dans ses possessions originelles des Amériques, du Sénégal et d’Algérie, puis plus tard en Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, « la France déroule les mêmes pratiques d’exclusion politique au nom d’arguments racistes », soulignent les auteurs. « Avec l’extension du suffrage, les administrations coloniales vont partout oeuvrer à imposer leurs candidats, dévoyant l’expression populaire par le biais de fraudes et de manipulations électorales diverses. »

 

Les chapitres 2 [ Limiter le vote dans les premières colonies françaises (1789-1920)] et 3 [ Conjurer la subversion et la submersion dans les nouvelles colonies (1870-1960) ] sont consacrés à cette tranche historique. 

 

Le moment post-indépendance.
 

Pendant une trentaine d’années (1960-1990), « la France a placé et soutenu des dirigeants qui, avec sa complicité livrèrent une lutte féroce contre leurs opposants et á qui elle fait a signer des accords de ‘’coopération’’ maintenant ses ex-colonies dans un cadre néo-colonial.

Au coeur de la guerre froide, le régime de parti unique faisait alors l’objet d’un large consensus à l’Ouest comme à l’Est, et chez les dirigeants africains, quelles que furent leurs idéologies revendiquées. » 

 

Les chapitres 4 [ Le parti unique contre le suffrage des peuples] et 5 [ Parti unique, coups d’Etat et ‘’suffrage impérial’’ français (1960-1989) ] sont l’ossature de la séquence ouverte après les indépendances. 

 

La période post-guerre froide.  
 

Si trente ans après le discours de Francois Mitterrand, La Baule est encore vue « comme un événement majeur ayant fait basculer le continent africain dans l’ère du multipartisme et des ‘’transitions démocratiques’’ », Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla privilégient une thèse plus opportuniste qui a « consisté à adapter le ‘’droit impérial’’ à un contexte global désormais idéologiquement dominé par le néoliberalisme. »

 

Les chapitres 6 [ Le multipartisme, ‘’stade suprême du parti unique’’ ] et suivants mettent en relief plusieurs grandes problématiques qui vont des ingérences électorales de la France dans les scrutins organisés en Afrique de l’Ouest et du Centre, à Madagascar et aux Comores, aux crises ouvertes dans le système françafricain dont elle demeure l’architecte et le superviseur décideur.   

 

C’est dans ces tranches historiques ciblées par les auteurs qu’il faut situer la problématique des contentieux électoraux avec leurs dénouements souvent sanglants et la panacée espérée des fameuses « Conférences nationales » destinées à sortir des crises politiques quasi institutionnalisées. 

 

Ce deuxième ouvrage commun entre la journaliste Fanny Pigeaud et l’économiste Ndongo Samba Sylla est divisé en 10 chapitres. Le dernier, ‘’La Françafrique en crise (2020…)’’ , insiste sur le caractère despotique des ordres constitutionnels qui, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Congo-Brazzaville, au Tchad, au Cameroun, au Gabon, au Niger, permettent aux régimes en place soutenus par la France, de modifier les règles du jeu électoral en leur faveur tout en restreignant les libertés publiques dont celles d’expression et de presse. Mais du point de vue des auteurs, le silence de Paris sur ces dérives se monnaye. 

 

« Tant que les dirigeants du ‘’pré carré’’ veillent sur les intérêts de Paris et ceux de la ‘’communauté internationale’’, ils peuvent porter autant de coups de couteau qu’ils veulent aux principes démocratiques », écrivent Pigeaud et Sylla.


Des soutiens aveugles qui, vicieusement, instaurent de fait des contextes de « coup d’Etat permanent », selon l’expression du livre éponyme de l’ancien président François Mitterrand. 

 

L’exemple sénégalais est parlant à cet égard : avec le Plan Sénégal Emergent (PSE), de gros marchés d’infrastructures comme le Train express régional (TER) sont tombés dans l’escarcelle d plusieurs entreprises françaises (Alstom, Eiffage, Engie, RATP, SNCF, Thales) sans coup férir. Coût du business : « 1,3 milliard d’euros pour 55 kilomètres » dont un endettement sénégalais de 230 millions d’euros auprès de la France. 

 

Le duo Sénégal - Côte d’Ivoire

 

Quand on parle de la relation entre la France et le Sénégal,  celle entre la France et la Côte d’Ivoire n’est jamais loin. « La construction d’un système de métro á Abidjan présenté les memes caractéristiques (que le TER dakarois) : onéreux, il est réalisé et sera exploité par un groupe d’entreprises françaises (Bouygues Travaux Publics, Alstom, Colas Rail et Keolis), au détriment d’un consortium sud-coréen initialement choisi », soulignent les auteurs.

 

En Côte d’Ivoire, si lors de la crise de 2010-2011, Paris « impose son candidat (Alassane Ouattara) par les armes » grâce à la présence locale de ses forces militaires, au Sénégal, c’est la justice qui est instrumentalisée par Macky Sall et son régime pour sécuriser leur conservation du pouvoir. Un stratagème que Pigeaud et Sylla décortiquent en partant de l’élimination judiciaire de Khalifa Sall et Karim Wade de la présidentielle de 2019. Pour le scrutin de février 2024, c’est bis repetita : l’opposant Ousmane Sonko en est victime. Il est en prison depuis juillet 2023. 

 

Une formule résume tout un cocktail anti-démocratique qui intègre la manipulation des données électorales autant que la gestion du levier que constitue le vote ethnique : ‘’l’eugénisme électoral’’.

 

« De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral » est une véritable mine d’informations sur les réalités historiques et contampraines de la présence française en Afrique francophone et dans l’Ocean indien (Comores et Madagascar). Il rafraichit les contextes dans lesquels l’Élysée, le Quai d’Orsay et des réseaux occultes plus ou moins fidèles aux lignes directrices de la diplomatie française désignent, d’autorité, les hommes de Paris aux scrutins organisés dans les Etats du pré carré tricolore, envoient des juristes modifier des constitutions à dessein, etc.

Sur les flancs de ces ingérences grossières dans les jeux politiques locaux, prospèrent de multiples cabinets de communication grassement rémunérés pour conseiller des candidats appelés plus tard à servir la Métropole. Les connexions politico-médiatiques semblent très huilées, sous l’oeil attentif des décideurs de l’ombre. Mais un paramètre inattendu est en train de vouloir rebattre les cartes sur fond de contestation des ordres constitutionnels corrompus et du déséquilibre global des rapports avec l’ancienne tutelle coloniale: les jeunes. 

 

« Pour que les pays africains sortent de la situation de blocage dans laquelle ils se trouvent, il leur faudra davantage écouter la jeunesse. Le message qu’elle a envoyé en applaudissant certains coups d’Etat militaires dans le Sahel est clair : elle ne veut plus de cette ‘’démocratie’’ synonyme d’inégalités sociales, de misères accrues, de répression politique, de domination impérialiste et d’humiliation par les grandes puissances », avertissent les auteurs.

 
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